" On voudrait parfois être cannibale, moins pour le plaisir de dévorer tel ou tel que pour celui de le vomir.
Emil Michel Cioran
Ce matin, je me réveille et vois ce petit livre sur mon bureau. Petit en nombres de pages certes, uniquement 144 pages mais quelle puissance mes fidèles ! Inspiré d'un épisode sanguinaire de l'histoire de France, ce livre nous plonge au cœur d'une folie collective au XIX siècle.
Le mardi 16 août 1870, Alain de Monéys se rend à la fête de son village. C'est son dernier jour de liberté avant de partir en guerre. Malgré sa patte folle, il souhaite défendre son pays contre la Prusse. Il est un élément social très actif dans son village et aimé de tous.
Suite à un malentendu, il devient la cible de tout le village...
- Et bien mes amis, que se passe-t-il ?...
- C'est votre cousin, explique un colporteur. Il a crié : "Vive la Prusse !"
- Quoi ? Mais non ! Allons donc, j'étais auprès et ce n'est pas du tout ce que j'ai entendu. Et puis je connais assez de Maillard pour être bien sûr qu'il est impossible qu'un tel cri sorte de sa bouche : "Vive la Prusse"... Pourquoi pas "A bas la France !" ?
- Qu'est-ce que vous venez de dire, vous ?
- Quoi ?
- Vous avez dit "A bas la France"...
- Hein ? Mais non !
-...
Le colporteur demande aux gens près du muret :
- Que ceux qui l'ont entendu crier "A bas la France" lèvent la main !
Nicolas Grimaldi avait donc raison, "Aimés ou détestés, nous ne le sommes que par malentendu." Je précise que je ne parle pas d'un membre de l'illustre famille Grimaldi mais du philosophe !
Je vous laisse le soin de continuer cette lecture si vous le souhaitez.
Ce livre n'est bien sûr pas à mettre dans toutes les mains. Il est très difficile à lire au point de vue du contenu. La violence des mots et des actions des villageois est extrême. Toutes les tortures y sont très détaillées. Il m'a fallu plus de temps pour le lire que prévu. J'ai effectué plusieurs pauses pendant ma lecture , car toutes les actions s'enchaînent si vite que j'ai du m'arrêter pour réfléchir à ce qui se passe dans l'action même et dans la tête des villageois. La folie humaine est encore un domaine trop peu connu. L'humain est capable du pire, je pense que l'humain peut facilement oublier la frontière entre le mal et le bien. Il est d'ailleurs très dur de la définir. Qu'est-ce que le bien ? Qu'est-ce que le mal ?
Pour ces villageois, Alain était le bouc-émissaire parfait. Il ne pouvait pas avoir tant de bonté en lui. Il était forcément coupable de tous les maux qui frappaient le village. Oublier ce qu'il était, lui inventer une nouvelle identité prusse et l'effacer de la mémoire collective voilà les moyens qui ont été utilisés. L'euphorie la plus totale s'empare d'un groupe et tout devient possible.
Cela m'a rappelé la fin du roman de Suskind " Le Parfum" :
Ils avaient fait cercle autour de lui, à vingt ou trente, et resserraient maintenant ce cercle de plus en plus. Bientôt, le cercle ne put plus les contenir tous et ils se mirent à se presser, à se pousser, à se bousculer, chacun voulant être le plus près du centre.
Et puis, d’un seul coup, le dernier blocage sauta en eux, et le cercle craqua. Ils se précipitèrent vers l’ange, lui tombèrent dessus, le plaquèrent au sol.
Chacun voulait le toucher, chacun voulait en avoir sa part, en avoir une petite plume, une petite aile, avoir une étincelle de son feu merveilleux. Ils lui arrachèrent ses vêtements, ses cheveux, lui arrachèrent la peau, le plumèrent, plantèrent leurs griffes et leurs dents dans sa chair l’assaillirent comme des hyènes.
Mais un corps humain comme cela, c’est coriace, cela ne s’écartèle pas aussi simplement, même des chevaux ont du mal à y arriver. Aussi vit-on bientôt l’éclair des poignards qui s’abattirent et tranchèrent; des haches et des couteaux sifflèrent en frappant les articulations, en brisant les os qui craquaient. En un instant, l’ange fut découpé en trente parts et chaque membre de la horde empoigna son morceau et, tout plein de volupté goulue, se recula pour le dévorer. Une demi-heure plus tard, Jean-Baptiste Grenouille avait disparu de la surface de la terre jusqu’à sa dernière fibre.
Quand, ayant fini de prendre leur repas, les cannibales se retrouvèrent autour du feu, personne ne prononça un mot. L’un ou l’autre éructait un peu, recrachait un petit bout d’os, faisait discrètement claquer sa langue, poussait d’un petit coup de pied dans les flammes un minuscule lambeau qui restait de l’habit bleu. Ils étaient tous un peu gênés et n’osaient pas se regarder. Un meurtre ou quelque crime ignoble, ils en avaient tous au moins déjà un sur la conscience, hommes et femmes. Mais manger un homme? Jamais de leur vie ils n’auraient pensé être capables d’une chose aussi affreuse. Et ils s’étonnaient d’avoir tout de même fait ça aussi facilement et de ne pas éprouver, cette gêne mise à part, la moindre trace de mauvaise conscience. Au contraire! Ils avaient bien l’estomac un peu lourd, mais le cœur était tout à fait léger. Dans leurs âmes ténébreuses, il y avait soudain une palpitation d’allégresse. Et sur leurs visages flottait une virginale et délicate lueur de bonheur. Sans doute était-ce pour cela qu’ils craignaient de lever les yeux et de se regarder en face.
Mais lorsqu’ils s’y risquèrent ensuite. D’abord à la dérobée, puis tout à fait franchement, ils ne purent s’empêcher de sourire. Ils étaient extraordinairement fiers. Pour la première fois, ils avaient fait quelque chose par amour.
Contrairement au Parfum, cette histoire est réelle ce qui la rend plus forte encore.
Les hommes dépassent tout ce que la fiction peut engendrer.
Sainte Sabrina pour vous instruire.
SUSKIND, Le parfum, Le Livre de Poche, Paris, 2006, pp.260-275
Image : http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/teule-jean/mangez-le-si-vous-voulez,32758708.aspx
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire